Interview de Daan Roosegaarde, designer : “Pour innover, on a besoin d’espace”

Artiste, inventeur, designer, architecte… Daan Roosegaarde est tout cela à la fois. Ce Néerlandais de 38 ans est le fondateur du Studio Roosegaarde, à Rotterdam. Son credo : utiliser la technologie pour installer des respirations, de la lumière et de la beauté au cœur de la ville.

DAAN ROOSEGAARDE (Il montre une bague dans laquelle a été serti un concentré de smog) Regardez ce ring of smog, il renferme de la poussière de pollution et pourtant il y a une notion de mystère et de poésie là-dedans. Je crois que nous vivons dans un monde qui ne manque pas seulement d’argent et de technologie, mais aussi d’imagination. Or quand vous déclenchez l’imagination, c’est là que vous créez du changement.
Mon inspiration vient parfois de la frustration, mais aussi des thématiques qui m’obsèdent. Je suis motivé par un désir d’améliorer la réalité. Et pour cela, il faut proposer des choses, pas seulement donner son opinion. L’idée, c’est de faire des propositions pour un nouveau monde.
Avec mes projets – les tours anti-smog, les cerfs-volants qui produisent de l’énergie–, je cherche à montrer la beauté d’un monde plus vert, et cette beauté, je l’espère, aidera les gens à accepter ce nouveau monde plus facilement et plus vite.
Si l’on attend seulement que la politique change les choses – et même si c’est une part importante, nécessaire –, ça ne suffira pas. Il faut que les gens s’engagent. Et les designers sont vraiment bons pour faire ça.
Vous vous considérez comme un designer avant d’être un scientifique ?
J’ai été élevé par des scientifiques. Mes parents sont tous les deux professeurs de sciences : les mathématiques et l’architecture. Je suis entouré de scientifiques. Mais je suis un designer.
Quand vous imaginez une solution – car ce sont souvent des solutions que vous proposez aux villes –, vous partez de la technologie ?
Non, non, jamais. Il y a au studio des gens qui font une veille permanente et des recherches sur la technologie. Mais le vrai point de départ, c’est bien une obsession, une frustration, une idée. Il y a quatre ans, c’est le smog de Pékin qui m’a inspiré. Mais parfois, vous êtes interpellé par un gouvernement ou une municipalité, qui vous demande : “Pouvez-vous nous aider à activer ou à améliorer tel ou tel espace ?”
Par exemple, le projet sur la digue

[l’Afsluitdijk, un ouvrage de 32 km qui ferme un ancien golfe de la mer du Nord] est venu du gouvernement néerlandais. Il nous a demandé : pouvez-vous faire quelque chose pour montrer la beauté de cette digue ? Pour rappeler qu’elle fait partie de notre culture ?
C’est le même principe pour le projet Waterlicht [qui habille des places de lumière, comme si elles étaient couvertes par la mer] ?
Oui, exactement, c’était pour évoquer le fait qu’il n’y a pas si longtemps tous ces lieux étaient immergés, recouverts par les eaux, et que tout le monde l’a oublié. Il s’agissait de rappeler aux gens que nous vivions près de cette eau et, virtuellement, sous cette eau, chaque jour. Le projet sera à Londres dans deux semaines [il y a été montré fin janvier]. Et là-bas aussi, des dizaines de milliers de visiteurs sont attendus. Aux Pays-Bas, ils étaient fascinés. Ils ont trouvé ça beau, plein d’imagination, mais aussi effrayant : si c’est le monde dans lequel nous allons vivre, nous ferions mieux de faire attention. C’est fragile.
Studio Roosegaarde
Vous disiez que l’on faisait appel à vous. Quelles sont les demandes qui reviennent le plus souvent ? Ou les thématiques ?
Rendre les villes et les territoires meilleurs pour les populations. En général, il s’agit de produire une eau pure, de l’énergie propre, de l’air propre. Mais on nous demande aussi de créer des endroits dans lesquels il existe une connexion sociale. Certes, il y a une grande demande pour l’innovation technologique, mais aussi pour l’innovation sociale. Pour que les gens se sentent davantage reliés au monde qui les entoure. Car parfois, on a l’impression que certains quartiers sont isolés. Et c’est comme ça que les émeutes commencent. Ce sentiment détestable d’être à l’écart, c’est un phénomène que l’on peut observer partout dans le monde.
Et puis bien sûr, tout cela dépend de mes obsessions, de mes marottes : par exemple, les recherches sur les cerfs-volants pour récolter de l’énergie. Nous avons montré que ces cerfs-volants pouvaient générer 2 200 kWh pour 200 foyers. Il ne s’agit plus de résoudre un problème ici, mais de montrer le futur énergétique. Sans pollution.
Tout le monde veut améliorer le monde, soit en partant de l’amour et de la curiosité, soit pour sortir du désespoir, parce qu’on comprend qu’on est coincés. Comme à Pékin, où l’air que l’on respire équivaut à fumer 40 cigarettes par jour.
La ville est devenue une machine à tuer. Pas seulement en Chine ! Londres, Mexico, ma propre ville, Rotterdam, font elles aussi face à ce problème.
Vous parliez d’améliorer les connexions sociales dans la ville. Avez-vous des exemples concrets ?
Bien sûr ! Le smog, par exemple. Quand vous chassez le smog des rues, les gens y reviennent. Quand nous avons démarré ces projets en Chine, nous avons constaté à quel point ce sont des sujets politiques, populaires.
Vos tours anti-smog ont été testées en Chine. Vous avez les résultats ?
Ça fonctionne, nous l’avons testé. Le smog est réduit de 55 % aux abords de nos appareils. D’ailleurs, je peux vous dire que, pour 2018, plusieurs villes dans le monde se sont montrées intéressées par ce projet, en Colombie, au Mexique, en Pologne, en Inde… En Pologne, ça sera annoncé dans les semaines à venir. Pour Cracovie notamment. Nous venons de signer un accord avec le gouvernement polonais. Nous avons aussi la smog free bicycle. Il y a des millions de vélos partagés à Pékin qui vont être transformés en “aspirateurs à smog”. L’idée, c’est de donner de l’air propre aux cyclistes. D’améliorer leur quotidien et celui de la ville. D’avoir un impact significatif sur la pollution urbaine. De faire de belles choses, également.
Par exemple, aux Pays-Bas, nous avons lancé le projet Afsluitdijk, avec des réflecteurs. Quatre ans de travail avec 300 personnes pour le faire aboutir, alors qu’on avait commencé à trois. On voulait faire quelque chose de lumineux, mais d’économe en énergie. Or tout ce que l’on aurait pu utiliser avec des LED ou des câbles n’aurait jamais résisté à la corrosion, au sel. On a donc juste mis en valeur les structures [en ajoutant des bandes de matériau réfléchissant]. Résultat : les arches, quand elles sont éclairées, notamment par les phares des voitures, s’illuminent. Ce qui est intéressant avec cette solution, c’est qu’elle recycle en quelque sorte la lumière des voitures, sans batterie ni panneaux solaires. C’est interactif, tout en soulignant les plans de l’architecte, les lignes de l’ouvrage. Et quand il n’y a pas de voiture, il n’y a pas de pollution lumineuse.
Willem de Kam / Studio Roosegaarde
Vos studios sont installés à Rotterdam, qui a été une grande ville industrielle. C’est ce qui vous plaît ?
Cet environnement postindustriel, dans le port, j’adore. C’est assez brut, libre, il y a de l’espace pour penser, de l’espace pour faire des choses. C’est fondamental. C’est simple, si vous voulez innover, vous avez besoin d’espace. Et c’est ce que nous a laissé l’industrie quand elle est partie, de l’espace. Par ailleurs, nous avons un maire qui sait que la créativité est le nouveau capital. Et que nous devons saisir cette chance. Un tel environnement attire les gens comme moi, et nos clients. Ils sont indiens, chinois… C’est là que nous testons tout, et ensuite nous exportons dans ces pays.
Et il est également important que ces endroits où l’on innove soient connectés à des lieux où l’on puisse mettre en œuvre, tester, où l’on puisse faire des erreurs, apprendre de ses erreurs. Il faudrait que cela devienne un nouveau standard, quand on conçoit les villes.
Quelles sont vos villes favorites, les meilleurs exemples de cités innovantes ?
Pour ce qui est de l’innovation sociale, Medellín est très intéressante. On est parti d’un endroit tenu par les seigneurs de la drogue, où les gens s’entre-tuaient. Et ça a considérablement changé. Mexico va suivre cette voie, je pense.
Du point de vue de la technologie et de l’innovation, l’exemple de Singapour est vraiment fascinant, à la pointe.
Mais moi, j’aime les villes brutes. J’aime beaucoup Shenzhen, en Chine. On travaille beaucoup là-bas. Hong Kong est confortable, mais Shenzhen, c’est mieux, c’est une agglomération où l’on fait des choses. C’est vraiment la nouvelle Silicon Valley.
Et en Europe ?
C’est davantage en sourdine, malheureusement. J’aime beaucoup Rotterdam, mais ce n’est pas la même échelle que la Chine. Je ne crois pas qu’il y ait une si grande curiosité pour le futur. Ce qui est effrayant. Par exemple, en Europe, on me demande souvent : “Vous êtes sûr que vous l’avez déjà fait auparavant ?” On a peur des défauts, de l’échec. Mais en Chine, la question qui revient est la suivante : “Est-ce que vous le faites pour la première fois ?” Ils veulent être les premiers, tout le temps. Je généralise, bien sûr, mais ça dit quelque chose de la façon dont sont appréhendées la réalité, la vie.
Pensez-vous que les villes sur plusieurs niveaux soient l’avenir ?
Définitivement. Hong Kong est l’un des meilleurs exemples pour ça. Il y a différents chemins, différentes strates. Et du coup, l’un des défis, c’est comment créer de la “vraie” lumière solaire. La ville du futur se construira là-dessus : comment avoir de l’air pur, de l’énergie propre, de la lumière naturelle. Nous avons fait des villes des machines à tuer, mais c’est désormais sur ces innovations qu’il faudra compter. C’est ce qui rendra à la ville sa beauté.
Pour ce faire, nous nous inspirons beaucoup de la nature. Par exemple, on étudie les fourmilières, car malgré tout le trafic à l’intérieur, elles ne connaissent jamais d’embouteillages. Pourquoi ? Parce que les insectes se touchent et communiquent en permanence. Les fourmilières ne produisent pas non plus de déchets. C’est dingue. Il y a de quoi apprendre et s’inspirer de cela pour la ville.


Grand Angle Pays-Bas n’est pas l’auteur ni le propriétaire de cet article. Il est ici relayé pour mettre en valeur un aspect des Pays-Bas en français.
Source de l’article …


Publié

dans

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.